Un demi-million de personnes. En un mois. C’est la crise de personnes réfugiées qui se développe le plus rapidement au monde. Et les enfants sont en plein cœur de cette vaste mouvance : 60 % des 519 000 réfugiés rohingyas à Cox’s Bazar, au Bangladesh, sont des enfants.
Au-delà de ces saisissantes statistiques se cachent des histoires bouleversantes d’enfants qui ont subi des pertes, de la souffrance, de la violence, de la torture et des viols. Depuis le début de la crise, nous partageons ces récits, car une part essentielle de notre travail consiste à communiquer au reste du monde les immenses besoins des enfants en situation d’urgence, en plus de mettre en œuvre nos interventions de sauvetage. Hugh Reilly, un spécialiste des communications au siège social de l’UNICEF (actuellement en mission au Bangladesh) a invité trois photographes et réalisateurs qui se trouvent à Cox’s Bazar pour nous parler de la situation désespérée dans laquelle sont coincés les enfants.
Thomas Nybo
Thomas Nybo est un réalisateur et un photographe qui travaille avec l’UNICEF depuis 2004. Il est au Bangladesh pour l’UNICEF depuis le 10 septembre. Il avait précédemment couvert la situation des enfants réfugiés rohingyas en mai 2017. Vous pouvez le suivre sur Facebook et sur Instagram.
L’ampleur de la crise des Rohingyas est saisissante. J’ai travaillé dans plus de 100 pays et je n’ai jamais été témoin d’aussi grandes souffrances. En seulement cinq semaines, un demi-million de personnes ont été poussées hors du Myanmar vers le Bangladesh. Le lundi, on pouvait traverser une colline couverte de buissons et d’arbres, et le vendredi, la végétation avait disparu sous des centaines de tentes de fortune faites de plastique et de tiges de bambou. Les besoins quotidiens de nourriture et d’eau potable sont presque impossibles à concevoir. Imaginez une ville d’un demi-million de personnes. Maintenant, imaginez que cette ville a été créée en seulement quelques petites semaines, et qu’il n’y a pas de magasins, d’aqueducs, de toilettes et d’hôpitaux. Quand vous êtes une personne rohingya, chaque jour est un combat. La différence entre cette crise et les autres que j’ai couvertes est l’ampleur des souffrances.
Chaque histoire qu’on nous raconte est pire que la pire histoire que vous avez entendue dans votre vie. Il y a quelques mois, j’ai rencontré Sabekunnahar, une jeune fille de 11 ans avec un maquillage fait de petits points. « Je me suis maquillée moi-même avec un miroir et j’ai utilisé un bâton pour faire les points. Ma mère a été assassinée au Myanmar. Quand je me maquille, cela me fait oublier mes problèmes pendant un moment » m’a-t-elle confié. Elle était belle et souriante, mais son faible sourire cachait une tristesse qu’aucun enfant ne devrait jamais éprouver.
La partie la plus difficile de mon travail ici est de savoir que chacun des enfants à qui je parle souffre et a perdu des proches. Tous ont été poussés hors de leur foyer et ont été témoins d’actes d’une violence inimaginable. Heureusement, j’ai aussi vu d’immenses gestes d’amour entre les personnes rohingyas pendant leur périple du Myanmar jusqu’au Bangladesh. Par exemple, j’ai vu deux petits-fils transportant leur grand-père de 90 ans; un père transportant ses deux petits garçons dans des paniers fixés à une tige de bois posée sur ses épaules; et deux fils transportant leur frêle mère de 73 ans.
Patrick Brown
Patrick Brown est photographe chez Panos Pictures et couvre la crise des Rohingyas pour l’UNICEF depuis le 6 septembre. Vous pouvez le suivre sur Instagram. En mai 2017, il a photographié le Child Alert pour l’UNICEF au Myanmar.
J’ai photographié une foule de situations comme celle-ci dans le monde, mais je ne peux tout simplement pas, psychologiquement, me mettre à la place de quelqu’un qui doit mettre ses biens sur son dos, puis se fait jeter sur une plage et doit survivre. Certains ont traversé les eaux du golfe du Bengale en pleine saison de la mousson, sur un bateau de la grosseur d’un autocar. Imaginez-vous l’ampleur de ce que vous fuyez, quand vous êtes prêt à faire face à de tels dangers.
Ce qui me frappe, c’est qu’on dirait qu’ils viennent d’une autre planète. La structure de leurs bateaux sont dignes de drakkars vikings, comme s’ils arrivaient d’un autre continent. Une jeune fille assure la sécurité de son frère et déballe leurs affaires. Elle a été très forte. On ne voit ni leur père ni leur mère. Les chances que cette jeune fille ait une enfance digne de ce nom sont minces, voire inexistantes.
Des enfants morts noyés. Ils ont presque réussi à se mettre en sécurité. Cette soirée m’a vraiment perturbé. C’est arrivé tout près de la rive. Combien de bateaux n’ont pas pu accoster en raison de la tempête? Nous ne le saurons jamais.
Malgré les circonstances, j’ai rencontré des individus extraordinaires. Des personnes solides qui mettent sur pied des entreprises, s’organisent pour soutenir leur famille et contribuent à créer une communauté. Des personnes qui commencent à rassembler les morceaux de leur vie passée et à tirer le meilleur parti de ce qu’ils ont, avec des rêves et des aspirations. Par exemple, j’ai rencontré une jeune fille dans un centre d’apprentissage qui veut devenir femme d’affaires. Elle a des rêves, comme n’importe quel autre enfant dans le monde.
J’ai vu une jeune fille transportant un garçon dans la boue. C’était ma première journée ici. Nous avions marché deux heures à travers des rizières inondées. Je suis un homme en forme. Certains de ces gens avaient marché de six à 10 jours en n’ayant à manger qu’une petite quantité de riz. Il y avait cette jeune fille qui tenait son frère pour le mettre en sécurité et qui avait l’air totalement épuisée. La mère et le père de leur côté transportaient chaudrons, casseroles et…grand-maman.
Kyle O'Donaghue
Kyle O’Donoghue est un vidéaste d’Afrique du Sud qui a couvert la crise des Rohingyas pour l’UNICEF du 24 septembre au 6 octobre.
Toutes les histoires dont je suis témoin ici sont déchirantes. Je n’ai pas parlé à un seul enfant qui n’avait pas été témoin de violence depuis le début de la crise. Presque chacun d’eux ont perdu des membres de leur famille. Couvrir la noyade de onze enfants quand leur bateau a chaviré sur une plage voisine est probablement la chose la plus difficile que j’ai filmée de ma vie.
Ma première journée de tournage s’est effectuée dans un centre adapté aux enfants au camp de Bulukhali. Comme journalistes, nous sommes toujours en quête d’histoires fortes et nous testons des angles différents pour réaliser l’approche la plus percutante. Je n’étais absolument pas préparé aux histoires que j’ai entendues au centre. Chacun des enfants avait vécu des traumatismes, des pertes et des chagrins inimaginables. Munjurali nous a montré ses dessins et je savais que je souhaitais raconter son histoire. Il a partagé avec nous la perte de ses sœurs par le biais de dessins totalement bouleversants. Quand j’ai quitté le centre, je savais que ce périple serait perturbant sur le plan émotionnel.
L’attention de la communauté mondiale doit continuer d’être sur les réfugiés rohingyas, car même s’ils ont échappé à la persécution au Myanmar, leur périple ne fait que commencer. Ils ont besoin de soins de santé, de matériel éducatif et de soutien psychologique. Les agences font tout ce qu’il faut pour faire face à cet afflux sans précédent de réfugiés.