Le lit rose de Safa : le voyage d’une jeune réfugiée jusqu’au Canada
Billet de blogue d’Abedelmajeed El-Noaimi, spécialiste d’UNICEF Jordanie en matière de communications.
Mon histoire avec Safa a commencé en 2014 dans le camp pour réfugiés de Zaatari, où je travaillais depuis son ouverture en 2012. À cette époque, des milliers de réfugiés arrivaient chaque jour, souvent dans un état désespéré après avoir franchi la frontière à pied.
Safa était âgée de six ans lorsque j’ai fait sa connaissance; elle fréquentait une école soutenue par l’UNICEF installée dans une tente. Elle avait perdu sa jambe droite lors d’un bombardement en Syrie qui avait également détruit sa maison.
La famille avait miraculeusement échappé à l’attaque qui avait touché leur maison à Alep et s’était réfugiée à Damas, mais là ils avaient subi un autre bombardement. Le père de Safa avait supplié les médecins de sauver la jambe de sa fille, mais ces derniers avaient insisté sur la nécessité d’amputer. Son père avait alors estimé qu’il n’avait pas d’autre choix que de fuir vers la Jordanie pour protéger sa famille. Il avait porté Safa dans ses bras pour traverser la frontière.
À cette époque, je m’étais malheureusement habitué à entendre les nombreuses horribles histoires liées à la guerre en Syrie. Toutefois, celle de Safa m’avait profondément touché, car elle était si petite et innocente. La violence qu’elle avait vécue était bouleversante.
La plupart des familles syriennes réfugiées que je rencontre me disent la même chose : elles ont fui leur domicile pour sauver la vie de leurs enfants. Sinon, elles ne seraient jamais parties.
Dans le camp pour réfugiés de Zaatari, la vie des enfants n’était pas menacée. Il n’était cependant pas facile d’y vivre à ce moment-là. Le camp était surpeuplé et au plus fort de l’afflux de réfugiés, il y eu jusqu’à 128 000 personnes qui y vivaient, réparties sur cinq kilomètres carrés. Les conditions de vie étaient mauvaises, et les familles restaient confinées dans les tentes. Les journées d’été chaudes et poussiéreuses dépassaient presque ce qu’un être humain peut supporter.
Safa était une enfant parmi tant d’autres aux prises avec les conditions de vie difficiles dans le camp. Puisqu’elle ne pouvait pas marcher, elle devait être poussée dans un fauteuil roulant, ce qui la rendait dépendante de sa famille pour aller à l’école ou au centre de santé. Avec leur aide, elle s’était inscrite à l’école ainsi qu’à l’espace adapté aux enfants soutenus par l’UNICEF. Cela avait été une lueur d’espoir en ces moments difficiles, car, grâce à l’UNICEF, il y avait de l’espérance pour ces enfants qui avaient tant souffert.
J’ai cependant remarqué que Safa était différente. Elle n’aimait pas jouer comme ses frères et sœurs. Son handicap l’excluait des jeux nécessitant une interaction physique. Elle n’aimait pas se faire prendre en photo. La seule chose qui fonctionnait avec elle, c’était de la laisser prendre l’appareil photo et de lui permettre d’être la photographe. C’était la seule façon de la faire rire et sourire. Elle était clairement porteuse de nombreuses blessures émotionnelles, mais elle avait toujours une farouche détermination et une assurance qui ne pourrait que se développer davantage au fur et à mesure qu’elle trouverait sa place dans le camp et à l’école.
Malgré le contexte, elle bénéficiait de l’amour inconditionnel de son père, qui était toujours là pour elle. Il n’y avait souvent que lui qui réussissait à la faire sourire.
Safa devenait de plus en plus indépendante grâce aux nombreux programmes mis en place par l’UNICEF et les autres organismes pour les enfants vivant avec un handicap. L’utilisation de béquilles fut la première étape, ce qui lui avait demandé beaucoup d’efforts. Puis, elle avait reçu sa première jambe artificielle.
Il n’a pas été facile d’amener Safa à utiliser sa nouvelle jambe. Son père devait l’encourager lors de chaque séance de rééducation. Je ne pouvais pas la blâmer. La plupart de ses amis jouaient dehors. C’était un lourd fardeau pour une petite fille de six ans.
Quatre ans se sont écoulés avant que je revoie Safa. Sa famille avait quitté le camp pour essayer de vivre en ville, mais s’était retrouvée dans le camp pour réfugiés d’Azraq qui avait été créé pour désengorger le camp de Zaatari.
Lorsque j’ai revu Safa, elle ne m’a pas reconnu. J’ai dû lui montrer des photos de moi la tenant dans mes bras. Je pouvais voir que son stress psychologique était toujours présent. Elle faisait confiance à très peu de personnes, elle était renfermée, et ses parents s’étaient séparés en raison de toutes ces pressions.
Fort heureusement, Safa allait encore à l’école, mais elle souffrait toujours de sa blessure. La prothèse n’était plus de la bonne taille pour son corps en pleine croissance. Cela lui causait un inconfort extrême, même pour parcourir de courtes distances.
Elle ne voulait pas vraiment parler, jusqu’à ce que je lui dise : « Imagine que je suis un génie! » Une fois sa curiosité piquée, j’ai ajouté : « Imagine que je puisse t’accorder trois souhaits et les exhausser, quels seraient-ils? » Elle m’a dit qu’elle souhaiterait avoir son propre lit, avoir une nouvelle jambe artificielle à sa taille, et qu’elle aimerait pouvoir vivre au Canada avec sa famille. Quand je lui ai demandé pourquoi elle avait mentionné le Canada, elle m’a dit que sa tante, à qui elle parlait tout le temps, y habitait et que c’était un beau pays.
Lorsque j’en ai parlé à mes collègues dans le camp, non seulement ont-ils commencé à remplir les formulaires médicaux pour sa prothèse, mais les jeunes bénévoles se sont mis au travail dans leur atelier pour fabriquer un vrai lit à Safa. Ils ont peint le cadre en rose, sa couleur préférée. Elle a adoré son nouveau lit; je ne l’ai jamais vue sourire autant que le jour où elle l’a reçu.
Peu de temps après, j’ai rendu visite à sa famille et j’ai entendu la bonne nouvelle. Le souhait de Safa allait se réaliser : sa famille était acceptée dans le cadre d’un programme de parrainage et partirait bientôt s’établir au Canada, où elle retrouverait sa tante bien-aimée. Le jour où ils ont quitté Amman a été chargé d’émotions, et Safa était pleine d’enthousiasme. J’espérais vraiment que le Canada leur permettrait de retrouver une enfance normale.
Pendant le confinement dû à la COVID-19, j’ai eu l’occasion d’avoir une discussion vidéo en ligne avec Safa. J’ai immédiatement remarqué le changement dans son expression. Elle était si heureuse, si détendue et, pour la première fois, sa timidité avait disparu. Elle ne retenait pas ses pensées et bavardait joyeusement. Je suis tellement heureux que son souhait se soit réalisé et qu’elle aime sa nouvelle maison et son mode de vie au Canada. Je suis également fier que, malgré la difficulté qu’il y a de grandir dans un camp de réfugiés, les écoles et les espaces établis par l’UNICEF et ses partenaires aient permis aux enfants de trouver une certaine normalité leur permettant de s’amuser. Cela signifie que ces enfants peuvent quand même viser haut et réaliser leurs rêves. Notre travail ne sera pas terminé ici, en Jordanie, tant et aussi longtemps que tous les enfants ne pourront pas exercer leurs droits, y compris et surtout celui d’avoir une enfance.
Lorsque j’ai demandé à Safa si elle avait de nouveaux souhaits, elle m’a dit qu’elle souhaitait que la crise de la COVID-19 passe pour avoir la possibilité de retourner à l’école. J’ai été heureux d’entendre cela, car je savais que c’était le souhait des enfants du monde entier. J’espère que ce souhait se réalisera bientôt et, comme pour tous ses autres souhaits, j’ai l’impression que ce sera le cas.