Porte-parole : Histoire d’une survivante de la poliomyélite
Blogue invité de Safia Ibrahim, UNICEF Canada Special Vaccination Representative.
Je me surprends parfois à regarder avec admiration ma fille de dix ans lorsqu’elle lit un livre à l’heure du coucher ou qu’elle fait ses devoirs de mathématiques. Ces aptitudes n’ont rien d’extraordinaire ; elles correspondent à la norme pour un enfant canadien de quatrième année. Mais si je les compare à ce que j’ai vécu dans mon enfance en Somalie en tant que petite fille aux prises avec un handicap dû à la poliomyélite, elles n’ont rien d’ordinaire.
J’ai contracté la poliomyélite quand j’étais toute petite. La poliomyélite est un virus très contagieux qui attaque le cerveau d’une personne infectée et peut entraîner une paralysie. En choisissant de ne pas me faire vacciner, mes parents ont pris une décision qui a été déterminante pour mon avenir. De ce fait, j’ai passé les six premières années de ma vie à ramper. Je me souviens qu’à l’époque, je me réveillais à l’aube pour me brosser les dents, me coiffer et m’habiller pour la journée, tout comme les autres enfants de mon quartier. Or, pour les autres enfants, cette routine avait un objectif ; ce qui n’était pas le cas pour moi.
Je m’asseyais devant notre porte d’entrée et je regardais mes camarades marcher vers l’école avec leurs thermos remplis d’eau glacée et leurs sacs d’école multicolores sur le dos. Je leur faisais signe de la main en souriant, mais intérieurement, je rêvais d’aller les rejoindre.
À l’âge de sept ans, je savais deux choses avec certitude. Premièrement, je voulais désespérément transporter un thermos rempli d’eau et un sac à dos rempli de livres d’histoires et de mathématiques, en marchant aux côtés de mes amis. Deuxièmement, tout cela représentait une réalité dont j’étais exclue à cause de mon handicap, et parce que j’étais une fille. J’étais privée de l’apprentissage de compétences essentielles à une vie meilleure, comme les fractions, la lecture et même quelque chose d’aussi élémentaire que l’écriture de mon propre nom.
En Somalie, les enfants handicapés ont toujours été systématiquement cachés, car ils sont considérés comme imparfaits, maudits et comme une tare familiale. Pour ces raisons et plusieurs autres, ils doivent faire face à de nombreux obstacles, dont l’inaccessibilité en raison de leur état physique. Le fait d’être une fille signifiait également que j’étais traitée comme une citoyenne de seconde zone : les garçons handicapés bénéficiaient des ressources disponibles en priorité.
Lorsque la guerre civile a éclaté en Somalie, je me souviens d’avoir eu extrêmement peur. Je ne savais pas ce qui allait nous arriver. Nous avons fui et sommes devenus des réfugiés de guerre. Quels choix feraient à nouveau les autres en mon nom? Quels étaient les autres obstacles qui m’attendaient et qui continueraient à m’éloigner de mes rêves? Des obstacles qui m’empêcheraient encore plus de me promener dans la rue avec mes amis, avec mon thermos et mon sac à dos, pour aller à l’école et apprendre.
Nous avons tout laissé derrière nous. Tout, y compris cette vie.
Lorsque nous nous sommes installés au Canada, j’ai reçu pour la toute première fois des soins médicaux pour mon handicap. On m’a installé des appareils orthopédiques et on m’a donné des béquilles.
Le lundi 5 novembre 1990, je me suis coiffée, je me suis brossé les dents et je me suis habillée. J’ai choisi méticuleusement ma tenue pour la journée : j’ai plié et déplié encore et encore mon chandail et mon pantalon, j’ai mis mon cahier et mon étui à crayons de couleur violette dans mon nouveau sac à dos rose Mon Petit Poney et j’ai compté chaque crayon. Il y en avait 24. J’étais très excitée. Mon cœur battait la chamade et mes mains étaient moites. J’ai pris l’autobus. Le trajet n’a pas été long, mais il m’a paru durer une éternité. À huit ans, portant fièrement mon sac à dos, mon thermos en main, je me trouvais enfin dans ce lieu qui n’avait existé que dans mon imagination.
Dans la classe, il y avait cinq tables rondes multicolores autour desquelles se trouvaient quatre chaises en plastique. Il y avait un aquarium avec des poissons rouges et les lettres de l’alphabet sur le mur – que je ne connaissais pas encore. Il y avait aussi des dessins d’enfants sur les fenêtres et une chaise berçante dans un coin.
Mon enseignante, une femme d’un certain âge aux cheveux châtain foncé et à la voix douce, m’a guidée vers une table bleue, celle qui était la plus proche de son bureau. Elle m’a montré une étiquette sur ma chaise contenant des lettres semblables à celles se trouvant sur le mur. « Safia », a-t-elle dit, en montrant chaque lettre et en me pointant du doigt. J’avais ma place à cette table, moi, cette réfugiée handicapée survivante de la poliomyélite. J'étais alors loin de penser que j'allais devenir l’une des principales voix de ma communauté au Canada, plaidant pour l’accès aux vaccins et l’éradication de la poliomyélite pour les enfants du monde entier.
Mes propres enfants m’inspirent. Ils suscitent mon admiration lorsqu’ils lisent ou font leurs devoirs de mathématiques ou encore lorsqu’ils me racontent leurs journées pleines de promenades à pied vers l’école avec leurs amis, traînant leur thermos et leur sac à dos rempli de livres et de crayons.